13mai 15

Interview parue dans Marianne du 8 mai 2015

« L’arrogance allemande est stupéfiante »

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L'ancien candidat à la présidentielle fustige les "germanolâtres français" et appelle à une "nouvelle alliance populaire" entre le Front de gauche, les écologistes et ceux qu'il nomme "les socialistes sincères".

Marianne : Que vous inspire l'espionnage de hauts responsables français par les autorités allemandes, pour le compte de la NSA ?

Jean-Luc Mélenchon : Cela montre au grand jour le sentiment d'impunité des dirigeants allemands, dans le domaine de l'espionnage comme ailleurs. Nous avons affaire à une nouvelle génération de dirigeants allemands décomplexés. Ils ont la certitude de détenir le seul mode d'organisation rationnel de la société. Cela s'appelle l'«ordolibéralisme» : une séparation absolue de l'économique, qui répondrait à ses propres lois «naturelles», du politique, qui en serait une pollution.

Une arrogance que vous évoquez dans votre dernier livre…

J.-L.M. : Elle est stupéfiante ! Ainsi quand Mme Merkel dénigre l'Europe du Sud. Qui d'autre oserait une telle violence verbale contre ses partenaires ? Arrogance quand Mme Merkel donne des conseils à la France, des petites fessées, ou des récompenses symboliques. Arrogance quand M. Schäuble, ministre des Finances, part avant la fin d'une réunion avec les Grecs, vu que pour lui l'affaire est conclue, que ses interlocuteurs fussent d'accord ou pas. C'est un état d'esprit très dangereux. L'Allemagne a privatisé l'Europe et malmène ses partenaires comme elle n'ose pas le faire avec ses Länder. Ça va mal tourner.

Le meilleur allié américain en Europe, c'est l'Allemagne. Vous prenez l'exemple du traité transatlantique poussé par Angela Merkel.

J.-L.M. : Oui. Comprenons pourquoi. Quand la France s'est dotée d'une défense indépendante «tous azimuts», les Allemands, du fait de leur frontière avec le bloc de l'Est, ont été pris en main par les troupes américaines. A présent, l'Allemagne est devenue une usine d'assemblage pour nombre de produits dont les pièces élémentaires sont fabriquées à bas prix dans tout l'est de l'Europe. Ces pays sont son arrière-cour. Du coup, l'Otan est devenue, pour l'Allemagne actuelle, une tenue de camouflage pour reprendre les circuits productifs de l'Est aux Russes. Le grand marché transatlantique est le prolongement mondial de cette stratégie ! Elle est cohérente. Les Allemands n'hésitent pas à l'assumer. Nous, les Français, nous sommes inhibés, eux sont méthodiques.

Les Français sont inhibés ?

J.-L.M. : La fascination pour la pseudo-efficacité allemande est une veille addiction en France. Dans notre pays règne, sous la pression des conservateurs et des réactionnaires, un déclinisme compulsif. Car faire croire aux Français qu'ils sont bons à rien, c'est les empêcher de se penser comme la nation républicaine révolutionnaire de l'Europe. Le grand danger pour les possédants, c'est le réveil de l'esprit républicain des Français.

Votre ouvrage est une critique acerbe des «germanolâtres français». Vous citez d'ailleurs trois fois Alain Minc !

J.-L.M. : Alain Minc est emblématique avec son livre Vive l'Allemagne ! Pourquoi cette fascination ? Pour les dominants, c'est le rêve du dressage réussi. Le rôle de la «germanolâtrie», c'est d'inoculer la soumission sociale, le libre-échange, le dumping social, et ainsi de suite. C'est l'opium offert par les riches. La première fonction de mon livre, c'est de désintoxiquer mes lecteurs : ce qu'on vous raconte sur l'Allemagne est faux. Ecologiquement, c'est l'un des pays les plus dangereux d'Europe ; sur le plan social, c'est un modèle de maltraitance ; sur le plan humain, c'est un désastre – l'espérance de vie recule, ils ont perdu le goût de faire des enfants tant ils les accueillent mal. Voilà le bilan humain du prétendu «modèle» allemand.

Ecologiquement, est-ce vraiment l'un des pays les plus dangereux d'Europe ?

J.-L.M. : Leur «modèle» est fondé sur un ultraproductivisme, qui fait peu de cas des conséquences pour l'environnement. Que deux des plus grosses firmes chimiques du monde soient allemandes, qu'elles aient un passé sulfureux, ne dérange personne. Ces deux mêmes firmes sont à l'origine de désastres écologiques mondiaux. Elles viennent d'obtenir que l'Europe change de position sur les OGM. Dix-neuf OGM viennent d'être autorisés. Un scandale. C'est le grand big bang de ces trente dernières années : le capitalisme allemand, qui avait réussi après la guerre un compromis social, est passé à une économie financiarisée, sans foi ni loi, avec une division du travail international portée par des ateliers de production à très bas prix. Cela a commencé avec l'annexion de l'Allemagne de l'Est…

Vous écrivez que l'ex-RDA fut «le laboratoire des contre-réformes sociales»…

J.-L.M. : Oui, tout est parti de là. Ce qui, rétrospectivement, me stupéfie, car, à l'époque, personne ne discutait la façon avec laquelle l'Allemagne de l'Est était absorbée par l'Allemagne de l'Ouest. Pis : on a accepté n'importe quoi. Y compris qu'un mark de l'Est valait un mark de l'Ouest, ce qui était un cadeau absurde. Car tout le reste de l'Europe a dû s'aligner sur les taux d'intérêt extravagants de l'Allemagne pour contenir l'inflation que cette folie déclenchait. L'annexion de la RDA a été un cahier de brouillon : il a ensuite fourni la matrice pour mettre au pas toute l'Union européenne.

Comme Alexis Tsipras, vous refusez de plaider pour la sortie de l'euro…

J.-L.M. : D'un côté, il y a l'analyse théorique, qui montre en effet la limite absolue atteinte par cet euro. Les analystes ont raison. Ils peuvent en déduire que l'euro finira par s'effondrer, et cela pourrait se produire à n'importe quel moment, notamment si l'Allemagne provoque, comme elle dit, la sortie «imprévue» de la Grèce. Mais il y a l'ordre de l'action. Je me positionne comme un homme qui aurait à gouverner un pays. Voyez Alexis Tsipras : pouvait-il, trois semaines après avoir été nommé Premier ministre, effondrer l'économie de son pays en sortant d'un coup de l'euro ? Il n'a été élu qu'avec 37 % des voix. Sa première tâche est pédagogique : il doit entraîner tout le peuple dans la compréhension de la nécessité de désobéir à l'Europe. Car, comme chez nous, il y a là-bas une fascination pour l'Europe même allemande. Moi, je plaide pour un euro «français», c'est-à-dire un euro politiquement piloté, au service de la jeune génération et des investissements publics pour elle, un euro à l'inverse de l'euro libéral allemand. Evidemment, si c'était impossible à faire admettre, on ferait autrement… Pour le présent, je le redis solennellement, les Grecs ne paieront jamais leur dette. Il faut l'écrire en majuscule. Les Français non plus d'ailleurs. Personne ne paiera jamais sa dette, c'est impossible. Il nous faudrait un siècle au taux de croissance actuel !

Vous rappelez que 7 millions de travailleurs allemands gagnent moins de 450 € par mois !

J.-L.M. : Evidemment. Les premières victimes du système allemand, ce sont les Allemands. Ça n'a l'air de choquer personne qu'au sein du pays le plus riche d'Europe la pauvreté va en s'accroissant, c'est-à-dire que les pauvres deviennent de plus en plus pauvres. Il y a même 12 millions de pauvres ! En réalité, l'Allemagne est un contre-modèle.

Un «modèle qui accompagne le déclin», selon vous.

J.-L.M. : L'Allemagne est en déclin. Et un déclin sans doute irréversible puisqu'il combine un délabrement des infrastructures, de l'éducation et des équipements publics, avec un déclin démographique alarmant, au point qu'eux-mêmes s'en inquiètent. La presse allemande a déjà titré : «Une nation qui meurt». Mon livre n'est pas antiallemand, c'est un livre qui critique le «modèle allemand». C'est un pamphlet utile aux Allemands eux-mêmes ! Les germanolâtres ne me louperont pas, je les attends de pied ferme.

Notamment sur votre référence à la nation ?

J.-L.M. : Oui, même à gauche, toute référence à la nation, compte tenu de notre histoire, est perçue souvent comme du nationalisme. Et il est très mal vu de tenir un discours critique contre l'Allemagne, car on craint toujours que ça finisse à la guerre… Au final, on s'interdit de penser le rapport de force avec nos voisins, tandis qu'eux ne sont pas du tout gênés de le gérer. J'adjure qu'on comprenne ça. Car nous avons des outils pour résoudre ces rapports de force : la démocratie et la diplomatie. Il ne faut pas avoir peur ! Il faut juste se réveiller ! Si on le fait trop tard, on sera tout nu, dévasté, ordolibéralisé jusqu'à l'os, ce qui serait la fin de la nation française, car elle ne peut pas vivre ce régime politique-là.

Vous ironisez sur l'Allemagne, «la plus grande maison de retraite d'Europe»…

J.-L.M. : La CDU-CSU de Mme Merkel gouverne dans l'intérêt d'une clientèle électorale particulière, la classe moyenne supérieure de la génération précédente, celle du baby-boom. Ces gens-là, il faut que leur retraite par capitalisation, instaurée par le «socialiste» M. Schröder, soit payée. Elle est payée par des dividendes abondants, et donc des salaires faibles, et un euro fort, qui maintient leur pouvoir d'achat sur les marchandises importées.

Vous citez des socialistes français critiques sur l'Allemagne. Vous les prenez donc encore au sérieux ?

J.-L.M. : Je ne peux pas me résoudre à accepter que le mouvement socialiste au sens large soit mort sans retour. Ne perdez pas de vue mon horizon. Car, si je me bats pour que le Front de gauche soit en tête, je me bats aussi pour une alliance dans laquelle il y aurait les écologistes et toute cette fraction du socialisme critique. Je le dis clairement : si les socialistes critiques pouvaient gagner le congrès, ça changerait tout. Bon, ils ne peuvent pas le gagner, c'est bien pourquoi je suis parti du PS. Mais, s'ils le gagnaient, oui, ça voudrait dire qu'instantanément on pourrait renégocier un programme de gouvernement. Par rapport à l'Allemagne, beaucoup commencent à réagir. Quand Claude Bartolone [président de l'Assemblée nationale] évoque l'idée d'une «confrontation avec l'Allemagne», le mot est de lui, pas de moi, quand Jean-Christophe Cambadélis [premier secrétaire du PS] traite Schäuble de «francophobe», on voit bien une prise de conscience, qu'il veut se libérer de la peur de l'Allemagne. Mais, aussitôt, Manuel Valls réplique : «Vous voulez la guerre», et les petits garçons se taisent.

Avec la progression du FN et de l'abstention aux dernières élections, vous semblez avoir mis en sourdine vos critiques à l'égard du PS…

J.-L.M. : La difficulté que nous rencontrons est continentale. L'extrême droite perce dans toute l'Europe. J'en tire des leçons pour moi-même. Je pense que la répétition de la critique n'est plus à faire : tout le monde a compris de quelle capitulation sans condition Hollande est le nom. Pour moi, le bon barrage au FN, c'est d'offrir une alternative enthousiaste. C'est très difficile, car la déprime s'incruste ! De plus, certains d'entre nous hésitent sur la façon de faire. Ils restent sur l'idée qu'il faut s'entendre avec le PS. Ce problème, Syriza l'a surmonté au prix d'une scission. Voyez aussi l'hésitation de nombreux secteurs de l'écologie politique ou des socialistes sincères pour faire accord avec le Front de gauche. Pourtant, leur choix peut changer l'histoire. Enfin, nous-mêmes, nous faisons tant d'erreurs. Aux dernières élections, nous nous sommes encore rendus illisibles. Nulle part ne s'appliquait la même stratégie. Et pour celles qui s'annoncent, les socialistes ont habilement manoeuvré. Ils mettent les écologistes sous tension. Du coup, refusant de choisir entre Valls et le Front de gauche, beaucoup à EELV optent pour des listes solitaires. Total : un paysage éclaté. A des endroits, ils vont être alliés avec nous, d'autres avec le PS, ailleurs tout seuls. Bref, un chemin pénible se dessine devant nous. Pour autant, faut-il y renoncer ? Mon espoir, c'est que les citoyens y mettent de l'ordre. Il n'y a pas de raccourci. Il faut pelleter pour la nouvelle alliance populaire ! En avant, les pelles et les pioches.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ENDEWELD



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