06mar 06



Je pensais avoir bien récupéré le décalage horaire avec la Bolivie. Une semaine de débat nuit et jour au Sénat m’a ramené à la case départ. Hier soir, le vote final sur la loi « égalité des chances » m’a libéré à 4 heures 35 du matin. Le temps de rentrer chez moi, de passer le sas de décompression et de sombrer dans un sommeil comateux, j’ai retrouvé mes cinq heures de décalage bien serrées. Dans l’hémicycle nous sommes éclairés par un plafonnier gigantesque qui diffuse une lumière dite « lumière du jour ». De la sorte le jour et la nuit, les mille nuances de la lumière au fil des heures s’effacent dans une perpétuelle ambiance de onze heures du matin. Nous sommes en permanence entre douze et quinze sénateurs socialistes. Les communistes jamais moins de six par roulement comme nous avec leurs orateurs de référence qui se succèdent comme nous. Dans l’un et l’autre groupe, les uns se relaient en fonction de leurs obligations, les autres sont là tout le temps. Notre chef de groupe est Jean-Pierre Godefroy, sénateur de la Manche, un gars tranquille et méthodique qui abat son boulot sans hâte ni énervement mais avec une constance et une régularité de métronome.



Jean Pierre donne la cadence. Il nous dit quand il faut intervenir en rafale ou lever un peu le pied, c’est lui qui nous rappelle les consignes de vote, lui qui garde le contact avec le président du groupe, Jean-Pierre Bel sénateur de l’Ariège, au fil des rebondissements et ainsi de suite. Bref, c’est le pivot. Premier arrivé, dernier parti. Sa présence et son travail nous donnent donc une grande sécurité dans l’action. Car quoique sagement assis à nos places, nous sommes en réalité en mouvement permanent comme à la man?uvre sur un bateau. Plusieurs d’entre nous ont un thème en charge, ou un passage de la loi. Le groupe s’appuie sur eux pour tenir le choc, donner la réplique et proposer les amendements. Ma partition est l’apprentissage et les questions d’éducation qui touchent à l’enseignement professionnel. Le fait est que je suis resté incollable sur le sujet? Bien sûr, quand il le veut chacun prend la parole sur le sujet qui le motive ou parce que le temps de silence personnel lui parait trop long à porter davantage. Parfois c’est le thème qui fait bondir. Ainsi je suis intervenu à plusieurs reprises contre les tentatives de recenser les français d’après leurs origines et assez longuement contre le prétendu « contrat de responsabilité parentale ». Cinq ou six assistants nous épaulent. Eux aussi n’ont plus de vie personnelle pendant ces jours et ces heures. Cette vie de groupe consiste d’abord à être présent (pour former l’équipe de travail et intimider l’adversaire), à voter (une faille est toujours possible), à applaudir les camarades qui ont parlé (ça leur donne la pêche pour la prise de parole suivante), à échanger des notes (chacun essaie de tout suivre et de se former aux divers sujets abordés chemin faisant), à intervenir et à être prêt à sauter sur la moindre faille pour mettre la droite en minorité. On mange ensemble, on fait des pauses buvette ensemble (au régime exclusif de l’eau fraîche, du café et du thé, pour tenir la distance), on fait la queue ensemble le soir pour les taxis qui nous ramènent chez nous. Tenir, argumenter sans relâche, voter avec méthode, voila le boulot. Le tout dans l’indifférence médiatique absolue (ou presque) et les moqueries de ceux qui nous reprochent de « faire les malins », de s’obstiner « sans raison » et ainsi de suite, pour ne rien dire du léger malaise qui vous prend en pensant que dehors c’est dimanche, que les gosses jouent dans le jardin du Luxembourg, que nos familles vivent leur vie. L’opinion ne saura jamais que le CPE n’est qu’un aspect de la loi Villepin, qu’il y a dedans des centaines d’autres dispositions aussi répugnantes sur toutes sortes de sujets. Nous, on fait le boulot, on tient? la tranchée.



Le temps me parait moins long quand intervient un scrutin public puisque je fais mon office de secrétaire du Sénat, a vrai dire fort symbolique, de surveillance de l’opération de vote. Il arrive que des scènes pittoreques rompent le rythme. Ainsi quand le président Poncelet fait le tour des groupes, s’asseoit à gauche qui n’est vraiment pas son bord et bavarde avec l’un ou l’autre pour détendre l’atmosphère. De temps à autres un SMS brise la paroi de la bulle dans laquelle nous sommes enchâssés. C’est comme un courant d’air qui signale les fenêtres entrebâillées. J’apprends de cette façon que des camarades suivent le débat sur Internet. C’est peut être puéril mais ça donne de l’énergie, croyez moi. Jusqu’à ce que quelqu’un m’écrive : « redresse toi, tu es affalé, pour l’image ça ne le fait pas ». A ce moment là je réalise que Big Brother a marqué un point sans que je m’en rende compte. Je comprends que même là, l’image sera plus forte que la réalité?.
Parti deux semaines en Amérique latine et une semaine au Palais du Luxembourg, je vois s’accumuler à mon domicile et dans mes bureaux les montagnes de tout ce qui ne peux pas se régler sans moi en dépit de l’énergie de soutiers de mon équipe d’assistants. Maintenant j’ai trois semaines de retard pour chacune de ces questions. Ca donnera l’occasion à quelques perroquets et perruches de chanter leur refrain : « on ne vous voit jamais et on ne vous entends pas, ça prouve quelque part que les politiques se fichent du terrain concret des vrais gens à proximité.» « Pendant que vous étiez enfermé loin du concret avec les autres politiques de droite comme de gauche ça vous a permis de ne pas prendre position clairement sur le problème essentiel que je vous ai posé ! ». Et ainsi de suite. Dans l’atmosphère cotonneuse des premières heures du jour, quand l’heure coïncide avec celle à laquelle j’écrivais mon blog à La Paz ou à Caracas, la machine mentale se branche toute seule sur les images que j’en ai ramené, les sons et les odeurs. Je brasse, je compare, je résume en silence. A mon banc, les visages s’entremêlent, et la façade montante de la tribune se superpose avec les parois qui entourent La Paz dans le matin bleu tandis que la brume monte vers El Alto. Les raisons d’agir qui m’ont poussé jusque là bas naissent ici, dans ce qui se dispute d’heures en heures. Cette commune mesure pour évaluer les situations donne son sens à mon engagement. Et le bonheur de vivre selon une passion.


Aucun commentaire à “D’une brume à l’autre”
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  1. Jean-Charles dit :

    Bon puisque l'on en est à regarder de plus près la journée d'un sénateur ou d'une sénatrice d'ailleurs.....comment se comportent les "nouveaux" venus d'Alsace.......

    i.e. Roland Ries, Jean-Marie Bockel et Patricia Schillinger ?

  2. magali dit :

    tu es toujours là à tenir la tranchée, cela nous donne du courage pour résister aussi ! les manif'et la détermination des manifestants (très nombreux aujourd'hui à marseille) aident aussi.

    bises

  3. ?lie dit :

    Quel boulot ! Vraiment ça force l'admiration tout ces combats en chambre.

    Pour quel résultat ?

    D'un côté tu nous offre un bel exercice de légitimation de la légalité bourgeoise (les grandes luttes sur coussin de cuir) et de l'autre tu nous exhortes à "l'union des gauches", c'est à dire à lutter pour un candidat de "gauche" qui sera vraisemblablement un oui-ouiste.

    Chapeau l'artiste !

    Et en guise de carte postale exotique nous avons droit à la collaboration de classe chauvine :

    "J’ai été reçu au siège de Total par son patron un homme rayonnant d’énergie et d’optimisme qui ne semble pas avoir trouvé ses galons dans une pochette surprise."

    De mieux en mieux. Apologie de chefs de multinationales, surtout Total, cette pieuvre qui n'hésite pas à mettre les pays du sud en coupe règlée.

    Union des gauches ? Ou collaboration de classe et chauvinisme ?

    J'espère que le peuple bolivien saura nationaliser les biens de Total, ainsi que toutes les entreprises étrangères qui lui sucent le sang.

    Bien à toi.

  4. Thomas dit :

    Merci pour cet éclairage, parfois un peu grandiloquent, mais malgré tout passionnant sur le travail parlementaire, vue de l'hémicycle.

  5. spinoza dit :

    merci pour ton energie et la justesse de tes propos.
    un super boulot pour le livre”en quete de gauche”
    qui une est (pour moi)une excellente analyse argumenter et non une critique de sur les individus en responsabilite;
    la sociale-democratie vient de loin!
    un petit militant syndical de base
    spinoza

  6. lio dit :

    ça fait quelques temps que je t'ecoute,te lis, sur ton blog et ailleurs et je me dis : tiens voila peutetre enfin un homme politique honnete et passionnant ? s'il te plais ne changes pas c'est insuportable d'etre toujours trahi, ça blaze l'electeur et le militant.bon courrage nous sommes de plus en plus nombreux derriere toi !


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