19fév 06

 

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L'immensité d'El Alto, sur le plateau qui surplombe la ville de La Paz
L'immensité d'El Alto, sur le plateau qui surplombe la ville de La Paz

Le voyage est fait entre Caracas (Venezuela) et La Paz (Bolivie). On passe par Lima, au Pérou. J'aurais pu m'arrêter pour suivre un instant de la campagne électorale si j'avais su comment serait traité l'emploi du temps officiel au Venezuela. Parce que là aussi, ça va être chaud en avril prochain pour les élections présidentielles. On attend un match entre la candidate respectable social-chrétienne et une bête furieuse déjà accusée d'antisémitisme et d'ethnicisme indigéniste par toutes les belles personnes du secteur. Je ne sais pas qui est cet homme réellement mais je constate que décidemment ces belles personnes n'ont pas beaucoup d'imagination quand elles recopient le kit de campagne du département d'Etat nord-américain.

 

Naturellement l'intéressé passe beaucoup de temps à démentir. De cette façon il est lui-même contraint de reconnaître le droit des journalistes – devinez qui possède la presse et de quelle côté elle se situe ? – qui l'interrogent sans relâche sur ce thème à être les juges des élégances électorales. N'empêche qu'en rabâchant ça, ils ont réussi à lui faire perdre cinq points. J'en parle parce que j'ai sous les yeux une interview du sauvage – son nom est Ollanta Humala – dans laquelle il répond à bien des accusations fascinantes, comme celle de ne pas respecter son père. Il parvient cependant à dire qu'il n'est ni de droite ni de gauche mais seulement anti-libéral et que les plus forts taux de croissance dans la région s'observant à Cuba et au Venezuela, ça vaudrait la peine de voir comment ils font. Bref, il a tout faux. En tout cas, du Pérou je n'aurais vu cette fois-ci que le couloir de transit de la porte d'arrivée numéro 15 à la porte d'embarquement numéro 19 et le hall d'attente plein de boutiques dans le déprimant stéréotype universel. Sur la base de ce transit, l'existence du Pérou n'est pas prouvée. Dans l'avion j'ingurgite des montagnes de notes et articles de presse sur la Bolivie et de nouveau je suis pris à la gorge. Je me suis cependant donné le temps pour mon exercice mental préféré dans ce type de circonstances. Je ferme les yeux, j'ouvre le dossier « visages » dans « mes images » et je laisse éclater comme des bulles à la surface de l'esprit le souvenir des visages qui m'ont assez marqué pour qu'ils soient les premiers à resurgir des ombres de l'oubli.

Voici ce type qui doit avoir mon âge à qui je demande sur le bord d'une terrasse de jardinage dans le quartier pauvrissime de Catia ce qu'il pense de ce qui se passe dans son pays. Son copain écoute et approuve tout ce qui se dit en faisant des « hum ! hum ! » d'encouragement. Je dis : « Il y en a qui disent que Chavez est bien, mais pas mal d'autres qui disent le contraire. Moi je viens de loin, j'aimerai bien savoir quoi penser. » « Hum, hum » appuie l'autre. Et lui me dit en montrant la colline en face qu'on voit monter devant nous sur l'horizon voisin, couverte de petites maisons les unes par-dessus les autres comme dans tous les barrios pauvres et ultra pauvres : « Tu vois la petite maison bleue la bas ? Tu la vois ? C'est chez moi. Regarde partout : il n'y a rien à part nos misères. Il n'y a rien comme chez les autres. Tu le vois ? Depuis que je suis là c'est comme ça. C'est très mauvais. Mais ce n'est pas Chavez qui l'a fait. Et là-bas, tu vois le toit vert et aussi la haut le toit vert pareil ? C'est les dispensaires avec les cubains qui vivent dedans avec nous autres. Et tu vois ici où on est, il y a l'hôpital d'urgence et le marché social. C'est déjà ça. Ca c'est bien. C'est Chavez qui nous l'a amené. Tu comprends ? Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas du tout mais ce n'est pas Chavez qui les a amenées, elles étaient là depuis toujours et personne ne s'en occupait. Et maintenant il y a juste une ou deux choses bien. Mais celles-là c'est Chavez qui les a amenées. Tu comprends ? Le peu qu'il y a de bien c'est avec lui qu'on l'a eu » « Hum ! Hum ! » soutient l'autre. « Et chez toi ? Ton président il s'occupe des gens comme nous ? » Moi j'ai dit « hum ! Hum ! ». Lui il a haussé les épaules.

Voici à présent le visage mouvant et souriant de Maximilien. C'est le chef de la cellule diplomatique du président Chavez. Il a 32 ans. Je résume sa dégaine en disant qu'il a l'air d'un jeune homme des films de Godard. Il a commandé un plat de grillades et on commente le goût des morceaux entre deux choses sérieuses à moins que ce soit des blagues. On parle du jour du putsch. Max devient grave : « On pensait qu'ils allaient nous tuer tous. J'ai pensé à la Monéda au Chili le jour du coup d'Etat pinochétiste. J'ai pensé : maintenant c'est fini ! Mais je me disais aussi : je suis prêt. Tu vois ce que je veux dire ? » Moi j'ai dit : « Non, je ne vois pas du tout. Tu es beaucoup plus jeune que moi mais tu sais une chose que je ne sais pas sur un sujet essentiel. Et je crois bien qu'il y a peu de monde qui a eu cette expérience. Tu peux nous en apprendre à tous beaucoup sur le moment où l'on est au bout de son engagement et au bout du rouleau. Tu es notre aîné. » A ce moment-là tout était devenu très sérieux à cette table. Je regardais ce jeune homme en pensant au poids de vie que l'engagement politique lui a permis d'acquérir. Et son visage n'exprimait ni forfanterie ni jubilation juvénile mais la même gravité que j'ai observée dans d'autres regards qui ont vu ce qui se passait quand toutes les routines de l'existence sont ajournées. J'ai demandé : « Tu as pensé que ça en valait la peine ? » Il a dit : « Je savais que j'étais à ma place. J'étais prêt. C'est autre chose ». Après on a parlé de Malraux et du livre « La Condition humaine » et aussi de « L'Espoir ». Le fil n'est pas rompu.

Voici à présent cet étrange guide dans la maison Bolivar. C'est lui qui m'a interpellé : « Vous voulez un peu de lecture ? » J'ai dit : « Oui », et en français à part, « mais pas trop lourd quand même » en pensant au poids de ma valise de retour. Il a entendu et il a dit : « Tu es français ? Moi aussi. » J'ai répliqué : « Alors on parle en français ? » « Non, je ne le parle pas. » On s'est assis sur un bord de fenêtre et on voyait dehors la foule des gens modestes qui circulent de tous côtés dans la belle agitation d'une rue populaire. « Mon grand père était français, un corse. Il nous a appris à chanter la Marseillaise. Et aussi je sais : liberté, égalité, fraternité. Je suis d'accord avec ça. Moi je suis vénézuélien mais qu'est ce que ça change ? Si tu te sens français tu l'es partout sur la terre, non ? Ce n'est pas une affaire de couleur, de langue ou même de nationalité, tu ne crois pas ? ». Et ainsi de suite. Cela ne s'invente pas. La policière qui gardait la salle s'est approchée et elle écoutait avec des yeux grands ouverts et un air intéressé. Ma belle patrie républicaine idéalisée vivait son jour de gloire dans le coeur de gens simples au bord d'une fenêtre de la maison Bolivar à Caracas. Je n'allais pas leur dire que tout ça était plus vivant dans un barrio agité par les chavistes que dans un quartier de banlieue française sous état d'urgence ? A la fin on a fait des « hum ! hum » en cadence en regardant en dedans de nos têtes, les yeux sur la vue de la fenêtre.
Moi j'ai bien mis les doigts dans la prise à Caracas. Il y avait beaucoup d'énergie à capter.



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