Première publication dans la note de Blog du 28 octobre 2007

 

 

Remous Argentins

Etudier le collapse

Venons-en au fond de mon voyage en Amérique latine. J'y étudie, sous toutes les coutures que je discerne, deux questions. La première est : comment s'effondre une société complexe comme l'ont fait le Venezuela, l'Argentine, la Bolivie et ainsi de suite. Je ne demande pas « pourquoi ». Je demande comment. C'est le processus concret qui m'intéresse. L'autre question est celle de la crise de la représentation politique qui accompagne ce phénomène d'effondrement. Je m'y intéresse pour ce qui se passe avant, pendant et après l'événement. Une fois de plus c'est le « comment » qui m'intéresse. Du fait des contraintes de l'écriture en fin de journée après un agenda de rendez vous très dense et par souci du confort de lecture de ceux qui visitent ce blog je suis souvent contraint de donner une forme assez rapide à mes tableaux de situation. Cependant j'y place ce qui me semble éclairer le plus crûment ce qui se passe.

L'action et la confusion

En même temps que l'économie et l'Etat s'effondraient, la scène politique s'est volatilisée. Le slogan « qu'ils s'en aillent tous » résume ce que pensaient les milliers de gens répandus dans les rues à taper dans des casseroles, occuper leurs usines abandonnées par les patrons ou barrer les routes. Cela concernait non seulement les dirigeants politiques mais toutes les élites. Comment est-on passé de ce chaos à la victoire annoncée de Christina Kirchner au premier tour de l'élection présidentielle après demain ? Bien sûr d'abord en rompant le garrot monétariste qui asphyxiait le pays. Ensuite en bouleversant l'ensemble du dispositif des partis politiques. En fait c'est l'action qui a créé ses moyens puis son propre environnement. Et celui-ci alors a imposé ses normes aux autres protagonistes. Tout le paysage est chamboulé. Ce dimanche pour la première fois depuis cinquante ans, aucun candidat n'est autorisé à se réclamer de l'un des deux partis historiques de la scène traditionnelle argentine, péroniste ou radical. Les péronistes sont répartis en trois candidats, les radicaux en deux. Pour se faire une idée de ce que cela représente, imaginons la même absence en France avec le PS et l'UMP? Les socialistes argentins, historiquement plus modestes se portent eux aussi sur deux candidats. La crise de la représentation politique n'est donc pas terminée. La confusion des références est partout puisqu'il y a des gens venus de tous horizons derrière tous les candidats. Des appariements souvent surprenants s'exposent parmi les quatorze paires de candidats président et vice président en lice. Ainsi la candidate Kirchner a pour co-listier un radical et pour soutien les cinq gouverneurs de province radicaux et la moitié de l'organisation socialiste dont le secrétaire général. La candidate suivante dans les sondages a pour co-listier le président du parti socialiste et annonce pour ministre de l'économie un péroniste monétariste en plomb. A cette confusion des étiquettes qui peut dérouter l'observateur superficiel, s'ajoutent des extravagances et des conservatismes qui soulignent combien la sphère politique reste connectée à des cultures plus profondes. La seconde candidate dans les sondages Elisa Cario déclare entrer en communication avec dieu et combat farouchement l'avortement. Mais Christina Kirchner affirme elle aussi « faire toujours le choix de la vie….. ». L'église ici est puissante. Donc arrogante et réactionnaire. Mais Kirchner ne s'est pas dégonflé non plus quand il a fallu lui claquer le bec. Ainsi quand l'aumônier général de la Défense nationale a déclaré que ceux qui voulaient l'avortement étaient des fous qu'il fallait jeter à la mer avec du plomb aux pieds, le président de la République lui a retiré son accréditation auprès des armées… Si l'on s'approche de plus près du tableau, on ne parvient pas si facilement à faire sa conviction si c'est ce que l'on cherche. A première vue, le président du Parti socialiste semble bien mal apparié avec cette étrange candidate, Elisa Cario. Mais lui argumente son point de vue avec force. Pour lui il faut que la gauche historique mette à distance le processus d'absorption qu'il voit à l'oeuvre de la part des Kirchner. L'ancien président radical Raoul Alfonsin dit la même chose à propos des radicaux et du radicalisme historique. Mais il est totalement isolé. Leur point de vue reflète la méfiance historique de la gauche ici à l'égard de tout ce qui vient du péronisme. Les Kirchner en viennent. Alfonsin a 80 ans. Il me dit : « je n'ai aucun intérêt personnel dans tout ça ; je défends une idée de la politique. Les Kirchner ne peuvent pas être de vrais démocrates avec de telles méthodes. Nous ne devons pas nous abandonner à eux »

Une force politique nouvelle

Quand j'ai fait le tour des groupes politiques qui entourent dorénavant les « K », l'urgence n'est plus la même. Pour eux les Kirchner ont réalisé le programme le plus à gauche qu'a connu le pays depuis on ne sait quand. Leur inclusion dans un nouvel espace politique paradoxal par rapport à leurs traditions s'explique par le contexte, en premier lieu. Ils pensent que le moment politique est celui d'une reconstruction du pays comme après une guerre…Et ensuite ils pensent que les Kirchner mettent à l'ordre du jour la naissance d'une force politique nouvelle dans des conditions et à un moment qui peut bouleverser la perception que le pays peut avoir de lui-même. C'est du niveau d'une révolution culturelle. Un peu comme lorsque est né en France le nouveau PS, ou que l'UMP a refondu toutes les droites sous la houlette de Nicolas Sarkozy. Ce qui a été premier ici c'est l'action pour toutes les raisons dont j'ai déjà fait le tableau. Les socialistes ont aussi une raison d'agir de cette façon tirée de leur expérience récente. Ils ont formé en 2002, au lendemain de l'effondrement un front avec les communistes, les trotskistes et des acteurs du mouvement social. Le résultat a été calamiteux. Ils l'expliquent de deux manières. En premier lieu, ils pensent que les électeurs voulaient soutenir Nestor Kirchner et l'aider électoralement à régler leur compte aux caciques du péronisme. En second lieu le front de cette autre gauche ne se présentait pas comme une véritable alternative de gouvernement dans un moment où le pays avait pourtant absolument besoin de trouver une issue concrète à l'effondrement. Il fonctionnait plutôt sur le registre du témoignage idéologique. Si les socialistes « K » ont fait depuis un autre choix d'action c'est, disent-ils, parce qu'ils ne voyaient pas quel pouvait être le sens concret de la critique idéologique de gauche sans objectif gouvernemental lisible. Surtout en face d'un programme d'action gouvernementale qui sur bien des points était déjà allé plus loin concrètement que le leur tel qu'il restait en paroles?..

Une certaine réserve

Pour autant, la sphère proprement politique ne résume pas l'Argentine politisée des lendemains du collapse. Aussi la trace de la crise n'est pas seulement dans la réorganisation des structures politiques. Elle est encore dans la relation des citoyens à la chose publique en général et à la vie institutionnelle. Pour dimanche on craint un fort taux d'abstention. Et il manque des milliers d'assesseurs pour les bureaux de vote. Sur le front des mobilisations sociales les plus avancées, comme dans les entreprises « récupérées » par les travailleurs, un scepticisme agressif règne souvent. Le mouvement lancé par Kirchner est loin d'avoir bouclé son programme de réorganisation de l'espace politique. D'ailleurs il se cherche. Tantôt il affiche un péronisme éclatant, tantôt il préfère mettre en avant ses nouveaux alliés et le projet de créer une force politique nouvelle. Cette hésitation n'est pas une incertitude me semble-t-il. Mes discussions me permettent de comprendre qu'il s'agit d'une façon d'épouser le terrain tel qu'il bouge de lui-même au fil de la campagne électorale. Celle-ci, il est vrai, dégage peu d'énergie. Peut-être parce qu'elle semble jouée d'avance. Peut-être parce que l'expectative est la plus forte. Ou peut-être parce que le plan de travail ne se comprend pas aussi bien que cela serait souhaitable. Ainsi que penser de ce fait incroyable : jamais Nestor Kirchner n'a dit pourquoi il n'était pas candidat.. Il n'a même jamais abordé le sujet de sa candidature d'aucune façon. Et elle non plus n'a jamais rien dit à ce sujet quand bien même elle n'a pas cessé de faire le bilan plus que positif de sa présidence. Un jour elle a dit qu'elle était candidate. Sans plus. Et la campagne a commencé…


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