17nov 07

Interview de Jean-Luc Mélenchon pour Le Sarkophage n°3 paru le 17 novembre 2007 (directeur Paul ARIES)

1) Peut-on encore considérer le parti socialiste comme un parti de gauche ? Ne faut-il pas plutôt le considérer comme un parti démocrate avec lequel des alliances sont certes possibles mais qui ne peut en aucun cas constituer l’ossature d’un projet de transformation socialiste et écologiste de la société ? Quel lien peut-on établir entre certains dirigeants socialistes notamment Hollande et Royal et la mouvance néo-démocrate américaine fondée par Clinton ?

La mutation du PS en parti démocrate est engagée. Mais elle n’est pas achevée. J’utilise le terme de « démocrate » comme je l’explique dans mon livre En quête de gauche pour deux raisons. D’abord parce qu’il s’agit d’autre chose que la ligne social-démocrate à laquelle tant de mes camarades se réfèrent mécaniquement. Surtout dans les lendemains de défaite. Pour ma part je suis socialiste et républicain, et non pas social-démocrate. Mais au moins, la social-démocratie se donnait comme objectif des avancées sociales pour les travailleurs obtenues par un rapport de forces dans le cadre national et garanties par la norme sociale et l’intervention publique. Pour les démocrates, la question sociale devient secondaire. Je parle de courant « démocrate » également parce que cette nouvelle orientation impulsée dans les partis sociaux-démocrates européens par Blair ou Schröder vient en fait des Etats-Unis. Tout cela prend sa source dans le virage New democrat opéré par Clinton dans les années 1980. Or je montre dans mon livre la très forte convergence d’idées et de stratégies qui existe dès le milieu des années 1980 entre ce courant démocrate et le petit groupe dit des « transcourants » au PS dont François Hollande et Ségolène Royal font alors partie. Préparée à petites doses par Hollande durant ses 10 ans à la tête du PS, cette mutation idéologique a été incarnée ouvertement pour la première fois par Ségolène Royal dans la campagne présidentielle. Avec la défaite que l’on sait à l’arrivée. Dès lors, une question se pose. S’agit-il d’une tentative sans lendemain ou d’un tournant irréversible ? Beaucoup d’indices me font craindre la seconde hypothèse. Mais je ne choisirai pas à la place des faits.

Si l’on ne peut pas écrire l’avenir, on peut toujours en revanche choisir les combats que l’on mène. Je pense avec de nombreux militants socialistes et, je crois aussi des électeurs socialistes encore plus nombreux, qu’il y a place en France pour un programme et un parti qui soit ancré dans l’orientation du socialisme tel que notre histoire nous en a donné les moyens. Face au vide politique actuel à gauche, j’ai dit que la gauche de transformation sociale devait assumer la nécessité d’une force politique nouvelle. La question est de savoir d’où cette proposition doit partir. Il ne faut rien n’exclure. Le Parti socialiste pourrait faire un bilan qui l’y conduise. Ce serait le plus commode, le moins coûteux en énergie. Un nouveau front populaire pourrait être la force nouvelle, s’il était ouvert à toute la gauche sans exclusive et si son programme engageait la grande refonte sociale et républicaine dont le pays a besoin. Mais je n’ai pas l’intention de me bercer d’espérances dont les échéances sont toujours repoussées. La dernière campagne présidentielle doit servir de leçon : on peut toujours tomber plus bas.

2) On voit bien tout ce qui te différencie de Manuel Valls mais moins d’Emmanuelli.

Emmanuelli et moi avons partagé plusieurs années de combats à la gauche du PS. Nous y avons notamment défendu une motion commune au Congrès de Dijon après le désastre de 2002. Cela signifie que nous partageons beaucoup de convictions de fond. Nous avons ensuite divergé sur la question de l’engagement dans la bataille du référendum sur la Constitution européenne. J’ai choisi d’emblée de participer à la campagne publique et unitaire pour le Non de gauche dans le pays. Emmanuelli a considéré dans un premier temps que c’était une grosse erreur. J’ai donc dû mener campagne seul. Puis il est entré lui-même en campagne mais il a tenu à le faire de manière isolée par rapport aux autres sensibilités du « non » de gauche. Nos relations ont été distendues par cet épisode. Puis nos chemins politiques ont clairement divergé après le 29 mai. A la sortie du référendum, j’ai proposé à tous ceux qui avaient défendu le non de porter une motion commune pour changer la donne dans le Congrès du PS qui s’annonçait. Nous avions alors une responsabilité historique par rapport au peuple de gauche qui avait voté très majoritairement non. J’ai même déposé dans la première phase du Congrès une contribution intitulée « Trait d’union » qui faisait explicitement cette proposition de motion commune. Emmanuelli l’a rejetée en considérant qu’il valait mieux pour les tenants du Non ratisser plus large dans des motions séparées. Nous avons vu ce que cette division dramatique de la gauche du PS a donné dans le Congrès du Mans et ensuite la désignation pour l’élection présidentielle ! De toutes façons, il a expliqué son choix par la suite en révélant qu’il était partisan depuis longtemps de la candidature de François Hollande. Je crois que ce qui nous différencie fondamentalement est que j’essaie de prendre mes repères dans la société tandis qu’Henri les trouve plutôt dans les seuls équilibres internes au Parti socialiste. Je le respecte. Lui a tendance à ignorer les autres. Question de génération sans doute. Mais il n’a pas dit son dernier mot. Je crois qu’il peut faire d’autres choix. Il est assez changeant pour ça. Tant mieux.

3) La gauche peut-elle disparaître du champ politique français ? Pourquoi les échecs depuis presque trente ans pour (re)fonder la gauche depuis les comités "Unions dans les luttes" des années 80 au Comité Ramulaud de 2003 ? En quoi l’extrême gauche et l’antilibéralisme te semblent-ils insuffisants voire dangereux ? Selon nous, ta présence à la fête de l’Humanité en septembre 2007 était un appel très fort aux communistes (mais pas seulement) à une refondation à gauche. Pourquoi selon toi la direction du PCF ne saisit-elle pas cette chance historique ? Faudrait-il aller vers une confédération des forces de gauche ou viser immédiatement des assises de la gauche à l’instar de ce que furent les assises du socialisme ?

L’offensive actuelle de Sarkozy prend appui sur un vide à gauche. Son objectif principal est d’ailleurs de l’aggraver. Il en va ainsi de « l’ouverture ». Donc le risque d’une longue absence de la gauche est réel, d’autant que l’opposition à Sarkozy est trop souvent inconsistante ou inexistante.

Le travail de réinvention de la gauche est donc urgent. La proposition de construire une force politique nouvelle montre à mon sens le niveau auquel nous devons nous situer. Pour moi chacun de ces mots a un sens. Il faut une force car la gauche a besoin d’une organisation apte à mener le combat face à Sarkozy. Elle doit être politique car la contestation sur le terrain social ou sur celui du contre-pouvoir ne suffit pas. Elle doit être nouvelle car nous devons tirer les leçons de l’échec des modèles structurants du XXe siècle, communisme d’Etat comme social-démocratie.

Cette force peut-elle se définir simplement comme antilibérale ? Il faut effectivement commencer par voir pourquoi de précédentes tentatives ont échoué. Dès le Comité Ramulaud de 2003, on a vu que la proclamation d’antilibéralisme ne constituait pas un ciment suffisant. Nous étions tous antilibéraux et pourtant nous étions profondément divisés sur les sujets qui ont conduit à la dispersion de cette initiative : le refus d’une partie des écologistes de parler de la Constitution européenne (parce qu’ils étaient pour le oui) et la tentative d’autres protagonistes de nous impliquer dans leur défense du port du voile à l’école. Donc l’antilibéralisme ne suffit pas. Ensuite nous avons montré dans la campagne unitaire du Non de gauche que, sur un objet bien précis (le projet de Constitution), nous étions capables de parler ensemble distinctement à la très grande masse du peuple français. La présence de socialistes dans cette bataille y était pour beaucoup. C’est aussi pour cela que les socialistes ont un rôle essentiel à jouer pour construire une force politique nouvelle. Pour créer une dynamique populaire cette force doit d’emblée avoir une vocation majoritaire et gouvernementale et l’assumer clairement. Tout cela implique de sortir des formules générales et de répondre précisément aux questions de programme et de stratégie. Sinon, de tels regroupements se réduiront à un pôle de radicalité qui ne fera pas réellement bouger le centre de gravité de la gauche.

Quant aux communistes, je ne sais pas quelle sera leur décision. Il ne sert à rien de vouloir les mettre au pied du mur : on a vu où conduisait ce genre de crispation avec l’échec des candidatures unitaires antilibérales. Donc il faut laisser à tous le temps de la maturation collective. Le calendrier est connu : congrès extraordinaire du PCF en décembre 2007, puis congrès du PS à la rentrée 2008 puis nouveau congrès du PCF en décembre 2008. Après ces dates, le paysage politique de la gauche sera sans doute figé pour toute la séquence électorale qui va des européennes de 2009 aux présidentielles de 2012, dans des conditions qui pourraient s’avérer désastreuses pour le PCF et pour la gauche dans son ensemble.

Sur la forme que pourrait prendre la force nouvelle, il faudra évidemment en passer par des étapes intermédiaires, comme c’est toujours le cas dans les expériences que nous avons sous les yeux en Allemagne ou en Amérique latine. Il n’y a pas de formule magique mais il faut se garder de toute défiance anti-parti dans cette construction. Ce n’est pas parce que les actuelles organisations de la gauche ne sont pas du tout des modèles que nous n’avons plus besoin de parti. Au contraire, le déficit d’organisation collective et militante a pesé lourd dans la défaite de la gauche à l’élection présidentielle. La gauche a un grand besoin d’organisation, pour pouvoir émettre à nouveau un discours audible par le plus grand nombre, pour reprendre sa mission d’éducation populaire et reconstruire sa propre hégémonie cultuelle, pour donner un débouché politique et électoral clair aux luttes du mouvement social, pour construire de la cohérence militante à partir de la discussion collective. C’est pour cela que la première question qui se pose aujourd’hui à la gauche est celle de se doter d’un lieu commun. Et pour cela, les expériences précédentes, de Ramulaud aux comités antilibéraux, n’ont pas servi à rien. Elles nous ont permis d’accumuler une expérience collective, de mieux identifier les pièges à éviter et même de commencer à retisser de la culture commune. Si une force politique nouvelle émerge à gauche, elle sera aussi l’héritière de ces tâtonnements.

4) Ne penses-tu pas que si la gauche est aujourd’hui aphone c’est avant tout parce qu’elle est en retard sur le plan théorique ?

La gauche, en particulier en Europe, est à cours de stratégie parce qu’elle n’a pas pris la mesure du changement de nature du capitalisme de notre époque. Elle est face à une impasse théorique. En effet, la social-démocratie, qui est dominante à gauche dans toute l’Europe, fait comme si on pouvait s’adapter à la mondialisation libérale en en tirant des fruits pour le plus grand nombre. Elle ne fait que reproduire la vieille stratégie social-démocrate du XIXème siècle qui consistait à faire des prises d’avantages pour les travailleurs dans le cadre du capitalisme à l’échelon national. Cette stratégie est totalement épuisée depuis que le capitalisme a changé d’état. La transnationalisation du capitalisme et sa radicale réorganisation sur les seuls impératifs de financiarisation de tous les compartiments de l’économie sont des faits mal analysés et incompris dans l’internationale socialiste. En effet, dans le cadre national le capitaliste industriel peut trouver intérêt à discuter avec les syndicats et à peser dans la définition des normes. Dans la mondialisation libérale, le capitalisme financier n’a plus besoin de faire aucun compromis politique ou social pour opérer ses prélèvements sur le travail. Le rapport de force que lui donne sa transnationalisation est d’autant plus écrasant qu’il est mal compris ou qu’il passe pour une loi de la nature. Il peut donc assez facilement faire reculer partout la norme d’intérêt général et la citoyenneté comme mode de conduite des affaires publiques en les disqualifiant. En s’adaptant à la mondialisation libérale, on n’obtient donc aucun compromis et on finit par simplement accompagner le mouvement du monde tel qu’il est ou même à le devancer dans la destruction de l’Etat social comme l’ont fait par exemple les sociaux-démocrates allemands, anglais ou suédois. A chaque fois, ces désastres sociaux se sont soldés par de spectaculaires reculs électoraux. Ainsi tout le monde a vu en 1989 la chute du communisme d’Etat mais personne n’a vu la faillite tout aussi réelle de la social-démocratie. En effet, en Europe ce changement radical de la donne du capitalisme commence à peine à être compris. En Amérique latine, beaucoup de pays et de peuples l’ont compris avant nous car ils ont été confrontés aux logiques les plus précoces et les plus extrêmes de ce nouveau capitalisme à coup de libéralisations et privatisations. Là-bas même les possédants ont fini par rejeter un libéralisme qui ne permettait même plus de faire correctement des affaires. Il reste encore du chemin à faire pour que la gauche européenne ouvre aussi les yeux.
En France, cette évolution du capitalisme met en cause l’identité même du pays qui est basée sur l’existence d’un souverain politique, d’une communauté légale une et indivisible et de la définition par chacun de l’intérêt général. Bref, l’identité républicaine de la France est en danger et le pays avec. Des structures nationales moins fortes se sont déjà écroulées dans le monde entier sous les coups de boutoirs de la dynamique du nouvel âge du capitalisme. En Europe, sous nos yeux des nations sont en cours de fragmentation….
Dans ce contexte, la relégation de la conscience républicaine organisée par le courant «démocrate» du Parti Socialiste et divers secteurs de l’autre gauche se paye au prix fort. Le démantèlement des points d’appui fondamentaux de la forme républicaine de notre société n’est ni perçu ni combattu par eux. La compréhension de ce que vise la droite est rabougrie à une vaine protestation ponctuelle, au cas par cas, sans capacité à montrer la cohérence de la contre révolution libérale ni ses implications de long terme sur notre société. Il en résulte à mes yeux qu’il est urgent de renouveler la présence et la parole critique du républicanisme socialiste sur la scène publique de notre pays. Et il est urgent que ce soit de gauche que parte le retour de cette parole républicaine.

5) Ne penses-tu pas que si la gauche est aujourd’hui aphone c’est aussi parce qu’elle a perdu la capacité de parler et d’émouvoir le peuple ? Pourrait-on refonder la gauche sans un minimum de populisme c’est-à-dire sans revenir vers le peuple et notamment le petit peuple, celui des "sans" ? La priorité accordée aux classes moyennes et à la moyennisation de la société (comme dit Accardo) n’est-elle pas un des pièges dans lequel est tombé la gauche ?

Je ne sais pas s’il faut vouloir être « populiste », mais je constate que le discours dominant contre le « populisme » sert surtout à disqualifier le peuple lui-même et à salir des discours et des expériences qui tentent de le remettre aux commandes de l’histoire. Avec une abstention toujours plus massive et socialement située, s’installe de fait en Europe un régime censitaire: les secteurs sociaux aisés votent et déterminent la politique au nom du peuple tout entier. Ces mêmes privilégiés développent la thèse de l’irréductible complexité du monde, pour démontrer l’incompétence politique du peuple et justifier le recours croissant aux experts et aux lobbies qui réduisent les problèmes posés à leur dimension technique compatible avec l’ordre établi. La gauche n’a pas été épargnée par cette tendance censitaire et oligarchique. Elle a largement été contaminée par le mirage sociologique de la moyennisation de la société qui explique en partie son décrochage avec le peuple réel. Certains à gauche parlent même, dans la lignée de Crowley et Blair, d’une fragmentation ou d’une individualisation absolues où les antagonismes économiques et sociaux ne seraient plus déterminants. Mais ce n’est pas parce que les classes sociales dominées n’ont plus autant conscience d’elles-mêmes et qu’elles sont systématiquement occultées dans la culture dominante (médiatique et de l’industrie du spectacle) qu’elles n’existent plus. Quelques indicateurs simples montrent qu’il existe une forte communauté d’intérêt économique et sociale chez le plus grand nombre. L’extension du salariat à plus de 80 % de la population et la tendance à la prolétarisation du travail intellectuel rapprochent de fait les intérêts réels de salariés que l’on aurait cru séparés par des frontières culturelles et sociales infranchissables hier. Et au sein même de ce continent du salariat, il ne faut pas oublier que le cœur historique de la base sociale de la gauche, c’est-à-dire les ouvriers et les employés, reste très largement majoritaire. Nombre de discours de gauche l’ont oublié en se centrant sur une classe moyenne mythologique qu’ils sont incapables de décrire autrement que par ses propres illusions culturelles et symboliques. Un des objectifs de la réinvention de la gauche est donc de retrouver sa base sociale, en défendant clairement les intérêts de la majorité ouvrière et employée de notre peuple. Les occasions ne manquent pas notamment avec la progression rapide de la pauvreté qui n’est pas un à côté du système mais une dynamique qui touche toute la société. Le rôle de la gauche doit justement être de montrer la cohérence qui existe entre la richesse débordante d’un côté et la pauvreté grandissante de l’autre. Quand la gauche met délibérément de côté la question du partage des richesses dans ses campagnes électorales, la droite peut parvenir, comme ce fut le cas en 2007 à faire voter les pauvres comme s’ils étaient riches. A l’inverse, la mise en mouvement des plus modestes par la gauche peut faciliter et accélérer la transformation politique et sociale. On l’a vu en France en 2005, où le discours du Non de gauche a profondément touché les catégories populaires qui ont alors voté d’une manière plus homogène et massive qu’elles ne le faisaient depuis des années. C’est aussi la leçon que l’on observe dans les révolutions démocratiques latino-américaines. La première condition du changement politique y est d’abord l’élargissement continu du corps électoral qui permet de faire émerger le continent civique des pauvres largement tenus à l’écart de l’exercice des affaires publiques dans ces pays. Cette approche est résumée par la formule de Chávez : « pour régler le problème de la pauvreté, il faut donner le pouvoir aux pauvres». Cette exigence d’implication populaire doit aussi nous guider pour refonder la gauche elle-même.

6) Ne crois-tu pas que la gauche aussi bien mouvementiste (syndicale) que partisane n’a pas su au XXe siècle développer un projet de société réellement en rupture avec le système capitaliste, notamment en participant aux combats culturels contre la malbouffe, l’agression publicitaire, l’abrutissement télévisuel ?

L’idée que la gauche devait mener un combat culturel pour faire aboutir son combat politique a longtemps été au cœur même de l’engagement des militants et de l’action des partis de gauche. Mais il est vrai que cette bataille culturelle a été complètement délaissée à gauche au point que c’est maintenant la droite elle-même qui l’a reprise à son compte comme l’a expliqué Sarkozy 5 jours avant le 1er tour de la présidentielle : « je ne mène pas un combat politique mais un combat idéologique. Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là.» Cette stratégie qui consiste à retourner contre la gauche ses propres instruments de combat a été théorisée dans les années 1970 par la nouvelle droite. On retrouve littéralement les formules Sarkozystes dans l’ouvrage Vu de droite publié en 1977 par Alain de Benoist : « La droite française n’a pas saisi l’importance de Gramsci. Dans les sociétés développées, il n’y a pas de prise du pouvoir politique sans prise préalable du pouvoir culturel. La gauche française a compris depuis longtemps la leçon essentielle de Gramsci, à savoir que la majorité idéologique est plus importante que la majorité parlementaire et que la première annonce toujours la seconde, tandis que la seconde, sans la première est appelée à s’effondrer. La droite ne perçoit pas l’enjeu d’une action métapolitique (sur les consciences). Elle ne recherche que le pouvoir politique, et laisse aux mains de ses adversaires ce qu’elle néglige habituellement (la presse, l’éducation, la culture populaire), autorisant ainsi la subversion de ses objectifs. Son manque de rigueur et de fermeté, son défaut d’unité, sa répugnance devant le travail de formulation théorique susceptible de dégager la ligne la plus juste, son refus des perspectives à long terme, l’absence dans son camp d’une synthèse doctrinale susceptible de cristalliser les énergies – tous ces traits notamment, expliquent ses échecs répétés. » On mesure aujourd’hui avec la campagne de Sarkozy, et son pilonnage depuis plusieurs années sur l’immigration, la sécurité et l’identité à quel point la gauche a elle délaissé le combat idéologique. Plutôt que de reconstruire sa propre hégémonie culturelle autour de ses fondamentaux (solidarité, partage des richesses, égalité …), elle s’est largement aventurée sur le terrain adverse confortant ainsi dans les consciences ce que dit la droite. Si l’on avait besoin d’une démonstration de la nécessité du combat culturel pour la gauche, elle a donc été faite de manière magistrale dans la dernière élection présidentielle.

A mes yeux, il est urgent que la gauche renoue avec la pensée critique pour rendre ses militants capables de démonter les évidences quotidiennes de l’idéologie dominante, véhiculées par les médias, l’industrie du spectacle et la publicité. De manière désormais quasi intime (jusque dans l’alimentation et l’habillement), le consentement aux paramètres du système libéral se diffuse dans tout le corps social. La production abondante d’une culture de masse structure l’ensemble du monde social, alors même qu’elle s’élabore en dehors de toute intervention des citoyens. La gauche ne peut pas y rester indifférente sauf à renoncer à son objet qui est de contester l’ordre établi et de le changer. Pour combattre les modèles d’identification de l’idéologie dominante (le succès individuel, la distinction à outrance des autres, le culte de la force et de l’argent …) la gauche doit en porter d’autres (la priorité au collectif, l’égalité dans la République, le partage…). Pour cela, elle doit réinvestir des champs de lutte littéralement culturels. Elle doit lutter contre la pollution de l’espace public par le mercantilisme et doit proposer que la loi intervienne pour stopper l’invasion publicitaire, notamment en bannissant toute présence des marques à l’école. Elle doit militer pour un véritable droit du peuple à la représentation médiatique qui suppose notamment une reconquête de l’audiovisuel public et une restriction drastique de la publicité.

La gauche ne peut espérer appliquer vraiment ses idées au pouvoir si elle ne mène pas cette bataille culturelle. L’histoire républicaine de notre pays lui a légué pour cela une arme décisive : celle de la laïcité. L’exigence laïque de cantonnement des particularismes dans la sphère privée n’est plus seulement confrontée aux appareils religieux contre lesquels elle s’est définie dans l’histoire de notre pays. D’autres voies d’enfermement des consciences sont à l’œuvre d’une manière d’autant plus efficace qu’elles ne sont pas reconnues comme telles par tous. Le mercantilisme, l’ethnicisme, religieux ou non, le régionalisme sont autant de nouveaux obscurantismes. Ils divisent le peuple en montant les uns contre les autres, entre communautés, entre régions, entre religions, voire entre ceux qui « ont réussi » et les autres dans la nouvelle fable bobocrate du « chacun peut y arriver au sein du grand marché ».
Cet enjeu de la bataille culturelle doit aussi interroger le fonctionnement des organisations de gauche elles-mêmes qui ne peuvent s’en remettre aux médias dominants pour diffuser leurs idées. C’est la raison pour laquelle cet enjeu est au cœur de la réflexion et de l’action de PRS. Ceux qui le veulent pourront se référer tant aux nombreux écrits que nous avons publié sur la question (notamment notre revue n°2 et notre Manifeste publié dans notre revue n°4) qu’aux nouvelles pratiques militantes que nous essayons de développer dans ce sens (ateliers citoyens de lecture des lois, commandos culturels …).

7) La gauche et la droite partagent le même bilan environnemental effroyable. Ne penses tu pas que pour être en quête de gauche, il faut viser un socialisme écologiste ?

La crise écologique est en train de rattraper la gauche. C’est la première fois dans l’histoire que le capitalisme développe de manière aussi complète les conditions de sa propre destruction physique, et avec elle celle de l’humanité. A mesure que ce choc écologique du capitalisme se profile, de multiples autres chocs annonciateurs se mettent en place : inégalités criantes des populations devant les cataclysmes climatiques, focalisation des conflits mondiaux sur la question des ressources naturelles (eau, énergie) ou encore tensions autour de l’appropriation des espaces dégagés par la fonte des pôles …
Le choc environnemental auquel est aujourd’hui confronté le capitalisme rend nécessairement écologique tout projet de transformation radicale de la société. De même, il faut désormais admettre que toute avancée écologique durable ne pourra pas se faire sans introduire des ruptures avec les logiques actuelles du capitalisme. La plus dangereuse de ces logiques est à mon avis la préférence systématique pour le court terme qui est induite par la financiarisation de l’économie.
Dans de nombreux secteurs, on n’imposera vraiment une logique de long terme qu’en faisant reculer le marché lui-même. C’est le cas en particulier pour toutes les ressources et services essentiels aux populations : l’eau, l’air, l’énergie, le vivant et les écosystèmes, mais aussi la santé, la culture, l’éducation, les moyens de transports et de communication, ainsi que la recherche et les technologies. Il n’existe pas dans ces domaines d’alternative à la consommation, même si l’on peut effectivement consommer autrement. Ce n’est pas un choix de respirer ou de boire, d’être malade ou pas, d’être ignorant ou non. Ce sont des biens communs de l’Humanité dont l’accès doit être garanti pour tous. Pour cela, l’appropriation sociale des moyens essentiels de la vie en collectivité donne l’avantage d’une gestion maîtrisée, rationnelle et contrôlée. Et la capacité publique de promouvoir d’autres modes de production et de consommation. Cette méthode vaut mieux que le gaspillage, la concurrence et la discrimination qui est la conséquence consubstantielle à la loi du marché quand elle s’applique à ces secteurs. Naturellement il faut tenir compte de l’expérience historique et imaginer que la nationalisation d’un service doit être aussi une socialisation de sa gestion et que les mécanismes de contrôle et de correction par les usagers et la collectivité doivent être puissants.
La gauche ne doit donc pas se contenter de vouloir rendre écologique le capitalisme. Car le capitalisme vert n’est pas le développement humain et durable. C’est bien la limite du Grenelle de l’environnement tel qu’arbitré par Sarkozy. La droite fait délibérément l’impasse sur le choix du modèle de développement lui-même, en faisant comme si le marché libre et non faussé était naturellement compatible avec l’écologie. On a ainsi pu observer cette situation inouïe d’un Sarkozy prônant la priorité aux transports non routiers sous les applaudissements d’un président de la commission européenne qui organise le démantèlement du fret ferroviaire dans notre pays.
La droite a donc complètement rétréci l’horizon de son plan Marshall écologique. Au contraire, la plupart des études publiées récemment, notamment par le Programme des Nations Unies pour l’environnement insistent sur le fait que le monde n’affronte pas des crises séparées : la crise environnementale est indissociable de la crise du développement et de la crise de l’énergie. Cette crise ne peut donc être affrontée et traitée en proposant seulement des solutions techniques au changement climatique, à l’extinction des espèces naturelles et aux problèmes environnementaux. Mais en s’attaquant de front aux problèmes de la faim dans le monde, de l’accès à l’eau, à l’énergie et aux biens publics mondiaux, mais également à la surconsommation des riches et à l’extension de la pauvreté. La globalisation est une réalité. Elle est une propriété intrinsèque de la mondialisation. Le monde n’est pas seulement plus petit parce qu’il est unifié par la transnationalisation du capital. Il est plus dense parce qu’il est globalisé. L’interdépendance des faits et l’inter action des facteurs sont devenus le point de départ de la réalité immédiate et non son  aboutissement.


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  1. Hervé dit :

    Je suis séduis par cette analyse qui a le mérite de remettre la gauche sur ses rails en terme de positionnement, de réflexion sur son devenir et surtout de prendre le problème dans sa totalité. Je suis adhérent au PS et espère retrouver cette composante dans les instances aussi bien nationales que dans les fédérations. C'est l'enjeu fondamental des mois qui viennent face à la remise en cause continuelle des avancées des combats précédents. J'attends donc avec impatience la mise en place concrète de ce courant d'idée.

  2. Jandel dit :

    Voilà comme je conçois la stratégie pour la promotion du peuple de gauche. Abonné depuis longtemps à " A Gauche " et ancien militant socialiste, je me permets une petite réflexion.Le P.S. a en projet une nouvelle Déclaration de Principes pour affirmer son attachement au réformisme Les Français prendraient-ils le P.S. pour un parti révolutionnaire ?
    pour affirmer son attachement à la démocratie : c'est bien la moindre des chose ! .Effectivement,ca ne surprendra personne !
    Pour affirmer son attachement à l'économie de marché,précise-t-on sociale et écologique. Heureusement !
    Pourrais-tu, cher camarade, faire ajouter :" Pour affirmer son attachement à la laicité de l'Etat et de l'Ecole."


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